Tentative de présentation en survol
Dans les plantations, installées en plusieurs endroits de la planète par les conquérants-colonisateurs européens, s’est institué un système d’exploitation industrielle forcenée et violente d’esclaves arraché.e.s à leurs univers ancestraux, déporté.e.s de différentes terres africaines, expressément mélangé.e.s dès l’embarquement ( pour éviter toute velléité d’échange pouvant conduire à la révolte au cours du transbord), démuni.e.s de tout.
L’esclavage s’y renouvelait régulièrement par de « nouveaux arrivages ».
Dans la clôture de ces unités esclavagistes de plantation, sous la férule des maîtres blancs, les interactions de différents univers, les mélanges successifs ont fait émerger des sociétés, dont les langues créoles se sont structurées sensiblement de la même manière, malgré les dispersions, les distances et les différences.
On peut parler d’un précipité au sens chimique du terme, un composite culturel inédit où prédominaient l’allusif, la contraction riche en symboles, l’indicible partagé à l’aide du son, du rythme, de l’intonation, du geste, avec pour seuls instruments à disposition le corps, la voix, les matériaux de la nature et la mémoire.
Au cœur de l’enfer, la fuite en forêt tropicale était un risque vital, gravement punie, de toute façon très dangereuse, elle fut nommée marronnage ; les limites insulaires de la Martinique et de la Guadeloupe n’ont pas permis l’installation durable de communautés marronnes comme en Guyane.
On peut aussi nommer marronnage la fuite en imaginaire intime et commun, occulté et silencieux, en vérité une fuite d’une nécessité absolue pour une préservation minimum de l’être.
Ces arts populaires puisaient aux ressources les plus profondes ; ce furent des arts du geste, de la danse, du son, de la parole imagée, de la musique, fabriqués de bric et de broc, de bricolages et de réminiscences, tout cela mêlé dans les veillées secrètes, ou autorisées.
Là, dans l’assemblée en cercle dite « la cour », se dansaient des danses rituelles, là on chantait, là se disaient les contes où l’assistance était pleinement actrice – loin des « Zoreÿ » (oreilles) du Béké (Blan Kréyol, blanc créole toujours propriétaire) qui n’en comprenait pas toujours le sens caché, les signes et les symboles ; chacun.e participait à la veillée.
A l’abolition, les esclaves furent remplacé.e.s par l’apport de personnes « sous contrat » raflées sur les côtes d’Asie, d’Inde et au coeur de l’Afrique, exploitées de la même manière et « casées »
(Parquées dans les « cases à nègres »).
Autant d’accumulations successives, contribuèrent à la constitution des sociétés créoles, à leurs langues et à leurs expressions artistiques.
Des arts du refus de la silenciation ?
Des arts du refus de la dépossession de soi ?
Des arts du refuge ultime ?
De la survie ?
D’une humanité retranchée en des lieux secrets ?
Des arts qui en disaient cependant tant et plus en mystère fantasmatique et en magie, en utopie par-delà l’interdit. Arts de la suggestion, de la ruse et du détour, du désordre et du double sens.
Arts du combat contre le néant imposé à l’âme par la domination absolue.
Après l’abolition, toute la société créole s’est emparée des pratiques européennes au-delà de la stricte sphère békée. Elle s’est enrichie de migrations renouvelées, notamment en provenance du Moyen-Orient.
Arts savants et arts populaires se sont hybridés.
A l’encontre d’une folklorisation très prégnante dans les sociétés coloniales et post-coloniales (si tant est qu’on puisse prétendre que la départementalisation est une décolonisation), et à la suite des mouvements de la Négritude et de l’Antillanité, les intellectuels caribéens ont développé la notion maintenant connue et méconnue de CRÉOLISATION, qui ne se réduit ni à la créolité ni au métissage.
Dans son œuvre poétique, romanesque et philosophique, Edouard Glissant en explore les ressorts : «…plusieurs zones culturelles convoquées en un lieu de rencontres, tout comme une langue créole joue à partir de zones linguistiques différenciées, pour en tirer une matière inédite… ».1 Au fil de ses romans, recueils de poèmes, essais, il instruit ce concept complexe qu’il propose comme extensible au monde contemporain, au-delà même des conditions initiales de sa formation : « la créolisation est imprévisible, elle ne saurait se figer, s’arrêter, s’inscrire dans des essences, dans des absolus identitaires ».
En corrélation avec les termes de :
- RELATION, « ce qui relie, relaye et relate »2
- IDENTITÉ- RELATION contraire à une identité-racine,
- IMPRÉVISIBILITÉ,
- INTERVALORISATION contraire à la hiérarchie des valeurs,
- Rhizome Archipélique,
- MONDIALITÉ qui n’est pas la globalisation économique capitaliste, nommée mondialisation, il le pense comme un processus, spécifique dans son surgissement mais désormais à l’œuvre à l’échelle du monde dans sa totalité, combinant des univers mentaux, des cultures en rencontres-confrontations- transformations sans cesse en magma.
Ce processus, dit-il, opère en poétique « qui permet à chacun d’être là et ailleurs, enraciné et ouvert, perdu dans la montagne et libre sous la mer, en accord avec cette errance »3, sur les traces du marronnage des esclaves.
La trace est un chemin, ouvert au coutelas dans la forêt tropicale, que l’on devine à peine s’il est peu pratiqué et s’est refermé, ce qui est le plus souvent le cas. C’est ce chemin qui mène à soi-même et à la liberté, aux possibles devenirs.
A titre indicatif, des chiffres
Par où la question de la discrimination dans les milieux culturels se pose.
Les institutions culturelles publiques dédiées aux arts de la scène se déclarent ouvertes sur le monde, universalistes, émancipatrices. (Cf les éditoriaux des catalogues de saisons).
Or, lors d’une enquête empirique menée par le collectif Décoloniser Les Arts en 2018, il s’est avéré que les artistes racisé.e.s figuraient pour :
- 1 % à la direction de CDN et Théâtres Nationaux
- 1,52 % à la direction de Scènes Nationales dont la Martinique et la Guadeloupe
- 4 % à la direction de Centres Chorégraphiques Nationaux
- 1 % dans les comités d’experts, Conseils d’Administration, Ministère de la Culture
- 10 % au plateau incluant les événements focus.
Le personnel employé aux tâches subalternes, entretien et sécurité, en compte une majorité écrasante. Alors que selon l’INED, le nombre de personnes racisées vivant en France s’élève à 30 %.
Sous couvert de « diversité », les choses ont trop peu évolué depuis 2018.
Quel sens ont ces chiffres ?
Aujourd’hui, des arts populaires
Ouvrir le champ des possibles
Comme tout.e artiste, les racisé.e.s travaillent la matière de leur singularité. Cependant iels ne sont pas reconnu.e.s dans leur universalité.
Argument entendu pour justifier l’absence de leurs œuvres dans les institutions publiques : « trop particularistes, pas assez universelles » ; outre qu’à l’instar des femmes, « iels n’auraient pas les compétences ».
Quelques moyens financiers et logistiques leur permettraient de mettre en chantier leurs recherches et travaux dans la durée et de rencontrer des publics susceptibles de partager des œuvres non modélisés. Très peu y accèdent, ce qui laisse supposer une discrimination. Lorsque qu’iels obtiennent quelques subventions pour la création d’un spectacle, celui-ci ne tourne pas dans les réseaux organisés qui programment sur des critères conformes à la norme acceptée.
Leurs vécus, ici et maintenant, sont liés aux migrations post et néocoloniales.
Iels font partie du peuple français « mêlé » et leurs cultures dominées se sont trouvées au cœur d’une créolisation qui se poursuit. Chacun.e se construit une identité, une entité en rhizome, en devenir, par la relation aux autres, la combinaison d’histoires, de parcours, de rencontres, d’expériences.
Iels expérimentent des esthétiques dont la trace persiste, iels les malaxent, les hybrident en des composites qu’iels combinent dans de nouveaux échanges, « …une invention au quotidien… ».4
Nombre d’entre elles et eux continuent, malgré les discriminations, de créer et iels le font souvent dans des formes transdisciplinaires qui heurtent les modèles consensuels, les canons préétablis, les hiérarchies et les cadres d’un classement rigide par disciplines.
« …le grand spectacle à venir, capable d’approcher de la totalité-monde, donc de cette présence du monde dans son total, c’est le spectacle qui va allier toutes les formes artistiques, qui sera donc transdisciplinaire (…) Notre corps qui est notre média le plus prégnant par rapport à la réalité a droit à une expression véritable qui passe donc par toutes les danses qui doivent être réintroduites dans toutes les communautés (…) il faut réintroduire des sensations tactiles… »5
Ainsi s’inventent des arts nourris des cultures populaires créolisées ignorées, minorées. Au contact de formes convenues, opéra ou théâtre, ils s’en emparent et/ou les subvertissent.
Danseuse du hip-hop, Bintou Dembélé a questionné ses intuitions, son propre parcours de vie, les traces imprimées en elle de la violence infligée au corps noir instrumentalisé. Devenue chorégraphe, elle travaille les récits, les rites, l’histoire dans des œuvres comme S.T.R.A.T.E.S ou Z.H (Zoos Humains). En résidence de création au Théâtre d’Ivry-Antoine Vitez, plusieurs fois au cours des années 2000, elle y a rencontré toutes les générations de public.
Récemment invitée par Clément Cogitor à chorégraphier « Les Indes Galantes » de Rameau à l’Opéra pour y interroger les fondements du regard colonial, elle y a imposé des danseurs de la rue et de fait elle y a subverti ce regard toujours porté sur eux (à l’insu des spectateurs ? …). Pour autant, les grandes institutions ne l’accueillent pas beaucoup plus après les représentations à l’Opéra…Et ses chorégraphies tournent plus ailleurs qu’en France.
D’de Kabal, rappeur, slameur, écrivain, comédien, metteur en scène travaille la scène en croisant musique, danse, voix, conte et théâtre comme dans le spectacle « Orestie, Opéra Hip Hop » qu’il a adapté et mis en scène en collaboration avec Arnaud Churin en 2018.
Sur scène, il utilise une voix rauque, caverneuse qu’il produit des profondeurs de son corps imposant.
Au cours de son parcours artistique, D’de Kabal interroge les inscriptions de l’esclavage en son intimité, les affres de l’enfance face aux risques du monde, la sexualité, la violence, sa propre relation au féminin. Et il accompagne son œuvre d’incursions- excursions en divers espaces de recherche, des interventions et des ateliers de réflexion à partir de, et nourrissant ses propres interrogations. Malgré quelques invitations au théâtre de la Colline, à la MC93 ou autres lieux, son travail reste à la marge et de guerre lasse, il a fini par s’exiler.
La liste est longue de ces artistes discriminé.e.s et il n’est qu’à lire l’ouvrage « Décolonisons Les Arts » paru en 2018 aux Editions de l’Arche pour y trouver quelques exemples complémentaires :
« Nous avons Bakary Sangaré à la Comédie Française, mais il est tellement difficile de l’employer car lorsqu’il entre en scène, il entre avec toute son histoire ». Muriel Mayette- rencontre au Vieux Colombier, le 4 Mars 2014.
« Mon corps racisé me parle et voici ce qu’il me dit :
…Te souviens-tu que ma façon de te porter n’était jamais la bonne ? (……) Te souviens-tu que ma façon de me déplacer n’était jamais la bonne ? (…) Je me suis fait violence et souffrance afin de disparaître, afin d’exister…Jalil Leclaire- Comédien- Décolonisons Les Arts- p70, 71 2014.
Pourquoi Othello est-il systématiquement joué par un comédien blanc souvent grimé (black face)?
Pourquoi aucun comédien noir n’est-il appelé à jouer Le Cid ?
Pourquoi, malgré quelques succès d’estime, les œuvres de ces artistes n’ont-ils pas accès à cette nécessaire rencontre des publics ?
A quoi tient cette invisibilisation ?
S’agit-il de la reproduction de rapports de domination ?
S’agit-il d’une organisation très hiérarchisée où les pouvoirs s’exercent à l’image des pouvoirs politiques et induisent la continuité d’un système inégalitaire ?
De quoi procèdent les nominations à ces postes qui permettent d’exercer ces pouvoirs très personnalisés ?
Pour quels cahiers des charges d’un service public ?
Quelles instances de responsabilité publique aux côtés de ces pouvoirs ?
Pourquoi et comment lutter pour l’égalité ?
Le lieu de la scène est un lieu de rencontres des imaginaires singuliers et pluriels, imprévisibles par le caractère éphémère de la représentation. La présence du public s’il est suffisamment hétérogène nourrit l’œuvre. Ainsi se fait la socialisation de l’art.
Comme tout artiste, chaque artiste racisé.e revendique une élaboration symbolique de soi, d’une singularité issue des archives de son corps, de sa langue, de l’interrogation de son énigme en rapport avec les mystères tragiques de la condition humaine. Mais ces singularités-là, faites de ces histoires multiples, de ces passés occultés par l’Histoire officielle ne trouvent que très peu de place sur les scènes publiques.
Comme tous les artistes, leur exigence nécessite du temps pour une maturation lente, une part expérimentale, un cheminement erratique. La substance de leur art ne tient pas d’une identité fermée mais du caractère unique de tout être humain confronté aux tragédies de l’humanité, tout entière contenue en chacun.e.
Dans ce tragique, aujourd’hui en France, il y a notamment la violence de l’exclusion et du racisme systémique.
La disqualification des œuvres des artistes assignés.e.s aux minorités, désignées comme « non universelles » perpétue la classification des civilisations ancrée dans l’inconscient culturel de la société française.
Cette classification issue du racialisme colonial relève d’un racisme structurel. Et les milieux de l’art ne s’en exemptent pas malgré les déclarations d’intention et sans doute une totale bonne foi.
Aujourd’hui, partout sévit la violence tragique de l’exclusion d’une partie de l’humanité et du racisme systémique.
« …cela que l’artiste exprime, révèle et soutient, dans son œuvre, les peuples n’ont cessé de le vivre dans le réel… ».6
Leurs œuvres, nourries d’imaginaires pluriels peuvent nourrir à leur tour des inventions qui ouvrent à des possibles et des utopies, un universel composé du divers, une « universalité singulière » condition d’une « égaliberté » (2 termes empruntés à Etienne Balibar).
La créolisation bouleverse les académismes consensuels, ouvre des voies qui subvertissent l’ordre établi et contribue à l’invention d’un nouvel imaginaire à partager.
A l’écart des industries culturelles et du marché pourtant avides de sang neuf, ces artistes de la créolisation percutent des modes de vie et de pensée normatifs, dérangent les habitus.
Une fonction de l’art ?
Leïla Cukierman
Décembre 2024
« …le divers, c’est les différences qui se rencontrent, s’ajustent, s’opposent, s’accordent et produisent de l’imprévisible… » …… « Nul imaginaire n’aide réellement (…) à s’opposer aux oppressions(…) Mais l’imaginaire modifie les mentalités, si lentement qu’il en aille. ».7
1 Edouard Glissant-Extraits du Tout-Monde – Gallimard 1997
2 Edouard Glissant – Philosophie de la Relation p72- Gallimard 2009
3 Edouard Glissant – Poétique de la Relation p46- Gallimard 1990
4 Alain Ménil – Les voies de la créolisation- De l’Incidence Editeur 2011
5 Patrick Chamoiseau – Les Périphériques vous parlent- 1998
6 Edouard Glissant – Le discours antillais p439- Seuil – 1989
7 Edouard Glissant – Poétique de la Relation p197- Gallimard 1990
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